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Sébastien en Chine 劉子劍在中國
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24 mars 2015

1964 : une Française en Chine

Marianne Bastid-Bruguière est une historienne française de stature internationale. Agrégée d'histoire en 1964, membre du CNRS, présidente en 2012 de l'Académie des sciences morales et politiques et Grand-Croix de la légion d'honneur depuis 2014, cette sinologue est une des premières Françaises à être partie en République populaire de Chine en 1964.

C'est dans sa chambre de l'hôtel Pivoine à Beijing, lors d'un de ses nombreux passages en Chine, que je rencontre cette « tête » qu'est Marianne Bastid-Bruguière. Elle a bientôt 74 ans, plus de 50 ans d'études sur la Chine à son actif, mais surtout une énergie et un dynamisme pétillants.

« J'avais 11 ans la première fois que j'ai rencontré la Chine, c'était en 1951. Ma mère, professeur de droit international à l'université de Paris, avait un étudiant chinois de doctorat qui était venu en 1948 avant la proclamation de la République populaire de Chine. C'était un jeune diplomate du gouvernement nationaliste qui étudiait la Guerre de Corée. Au Nouvel An chinois, il a invité ma mère et sa famille chez lui à Issy-les-Moulineaux pour déjeuner », commence-t-elle de but en blanc.

« Il parlait de sa vie : son petit garçon apprenait le chinois. Il nous a montré le matériel qu'il utilisait pour enseigner les caractères chinois à son fils. Il a commencé à m'expliquer le fonctionnement de la langue, l'écriture... J'ai trouvé ça absolument fascinant ! » C'est là que Marianne Bastid-Bruguière est piquée par la mouche du chinois, et cela ne la démordra pas. Bien sûr, il n'est pas question d'apprendre le chinois au lycée à l'époque, mais elle se rappelle avoir appris les premiers caractères à ce moment-là, et se servait même des chiffres chinois pour demander l'heure en douce à sa camarade lors du cours de maths.

« Cet étudiant m'a expliqué la formation des caractères des six manières traditionnelles, le fonctionnement par le sens. J'ai trouvé cela étonnant. Puis il y avait l'histoire de la Chine, la diversité culturelle, un monde extraordinaire, avec cette langue et cette écriture tellement intelligente, tellement astucieuse ! » conclut-elle pour parler du début de sa passion.

Les petits chemins

Une fois le baccalauréat en poche, elle hésite entre Sciences-Po, hypokhâgne ou les Langues O. Elle prend la route pour l'École normale supérieure des jeunes filles. Elle y rentre avec succès et en cachette, se met à assister aux cours de chinois de Robert Ruhlmann aux Langues O très tôt le matin. Matière ingrate à l'époque, l'histoire n'était pas la voie royale, et quelle hérésie de faire du chinois quand les historiens étaient latinistes et hellénistes... Mais c'était ce qui l'intéressait. Le chinois, petit chemin comparé à la voie royale de certaines autres matières pour la majorité des gens, ne pourrait lui servir à rien, sauf à être « serveuse dans le wagon restaurant de l'Express Genève » d'après un de ses anciens professeurs de chinois à l'époque. Elle démontra le contraire par la suite.

« L'apprentissage du chinois à l'époque, c'était inimaginable. Il n'y avait même pas de magnétophone, rien du tout ! Et le manuel, c'était un manuel de Beijing, dans lequel il n'y avait que de la politique. Quand je suis arrivée en Chine, je ne pouvais pas me commander un œuf à la coque, par contre, je savais dire "Le président Mao est le plus grand socialiste du monde !" et ''Vive l'union des prolétaires de tous les pays !'' » raconte-t-elle avec malice.

Aucun débouché à cette époque pour les futurs sinologues et professeurs de chinois qui se considéraient dans un creux et ne voyaient pas le futur aussi illuminé que dans les images de propagande chinoise de l'époque...

Et pourtant, en 1964, avec l'établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la France, une occasion se présente à Marianne Bastid-Bruguière : la possibilité d'aller en Chine enseigner le français à l'université de Beijing et de faire des recherches historiques. Du moins, c'est ce qu'on lui avait promis...

Péripéties chinoises

« Je suis venue avec un groupe de jeunes étudiants qui venaient des Langues O et qui avaient été recrutés directement par l'ambassade de Chine en France pour enseigner le français en Chine », m'explique-t-elle. Peu après, sont arrivées, avec des bourses d'études du gouvernement chinois, en vertu d'un accord d'échanges, de futures pointures de la sinologie française : Denys Lombard, futur directeur de l'École française d'Extrême-Orient (EFEO) ou encore Michèle Pirazzoli-t'Serstevens.

Mon groupe a débarqué après un voyage épique ! On est passé par le sud, par le Cambodge, parce qu'il n'y avait pas de ligne directe Paris-Beijing. On s'est arrêté au Cambodge parce qu'il n'y avait plus d'avions pour aller à Beijing : il y avait que trois avions dans la compagnie cambodgienne, un démoli, l'autre avec le président qui était en Indonésie et le troisième à Guangzhou », raconte celle-ci avec amusement.

Dès leur arrivée dans la capitale chinoise, Marianne Bastid-Bruguière sent que l'atmosphère est spéciale : « On nous a fait faire un tour de la ville. Dès qu'on descendait du bus, des foules arrivaient pour nous regarder. Le soir de notre arrivée, à l'Hôtel de l'Amitié où nous étions logés, nous avons été invités à voir un spectacle. » C'était le fameux Détachement féminin rouge. Mais on ne savait pas encore ce que cela représentait. Elle se souvient : « Des deux côtés de la scène, il y avait des panneaux avec des caractères chinois et j'y ai lu "Président Mao", mais nous, en France, on nous avait appris "Mao Zedong" seulement. "Président", je ne connaissais pas ces caractères, c'est vous dire mon niveau, mais je les ai vite appris ! » ajoute-t-elle.

Quand on lui demande si dans les années 60, faire du chinois était imprégné d'une couleur politique, celle-ci répond avec l'exactitude qui caractérise les historiens qu'en 1964, le maoïsme n'avait pas encore commencé. En 64, les gens qui apprenaient le chinois étaient soit des demoiselles du beau monde pour se distraire, ou bien des gens mordus, comme Augustin Berque. Ce n'était pas des communistes. Même les gens qui faisaient du russe y venaient par curiosité.

Revenant sur son voyage en Chine, qui dura deux ans de 1964 à 1966, elle déclare : « J'ai eu beaucoup de chance. Après y être allée, la Chine a été fermée pendant dix ans... Ce qui m'a permis d'en parler parce que j'étais une des rares Occidentales non-soviétiques à s'y être rendue. Les Américains m'ont fait venir, parce que j'avais fait des études en Chine alors qu'eux ne pouvaient pas y aller. J'ai été intégrée à une communauté scientifique très dynamique qui s'intéressait à la Chine au-dehors de la Chine ! »

Une autre époque...

Marianne Bastid-Bruguière se rappelle sa première année en Chine : « J'étais professeur de français et de littérature. J'avais un statut d'expert étranger ; je devais donner 22 heures de cours par semaine. Puis la deuxième année. J'ai demandé à devenir chercheur, mais tous mes collègues chinois m'ont dit que c'était stupide car moins bien payé. Mais j'ai répondu que je devais étudier et que le président Mao lui-même le disait "il faut étudier toute sa vie". »

Époque d'uniformisme et de contrôle sévère, la période précédant la Révolution culturelle n'était pas facile à vivre pour les étudiants étrangers là-bas, d'autant plus que la guerre du Vietnam venait d'éclater et que les Américains étaient considérés comme les ennemis de la nation, « "des sales blancs" ! On pouvait faire l'amalgame entre nous et les Américains, et cela pouvait être dangereux car c'était une époque où il y avait encore des espions du Kuomintang en Chine et où certains Chinois, traumatisés par la guerre et par les exactions commises par l'armée japonaise ou les étrangers au début du siècle, pouvaient avoir des réactions extrêmes envers nous », ajoute celle-ci pour expliquer la situation tendue dans laquelle ils se trouvaient et pourquoi ils devaient faire attention.

Elle me raconte qu'une fois, pendant la période du Nouvel An 65, alors qu'elle était encore professeur, l'université de Beijing l'a emmenée en voyage : Kunming, Guilin, Changsha et Shaoshan, le village natal de Mao Zedong.

« Tout mon voyage était contrôlé, je n'ai jamais été laissée seule. L'université avait fait des demandes d'autorisation de passage sur le territoire pour tous les endroits où j'allais. Ce qui fait que j'avais à m'enregistrer à la police à chaque descente de train ou d'avion, et j'étais encadrée comme un chef d'État pour tous mes déplacements. »

Arrivée à Changsha, ville d'ordinaire interdite aux étrangers car très miséreuse et dotée de quelques installations militaires, ses accompagnateurs ne voulaient pas qu'elle se promène. Ils avaient prévu de l'emmener dans le seul magasin d'antiquités qu'il restait. « Mais je voulais voir la ville. Et il y a un Chinois qui a vu que j'étais étrangère parce que j'avais un manteau différent. Or la ville de Changsha était interdite aux étrangers. Le bruit qu'une étrangère était là s'est répandu. Une énorme foule a afflué. »

La panique était telle que les cadres qui l'accompagnaient l'ont enfournée dans la boutique d'antiquaire et ont donné ordre de fermer les volets et de l'emmener dans l'arrière du magasin. En historienne passionnée, celle-ci trouve son sort plutôt intéressant : « J'ai eu le temps de regarder tous ses objets. Il y avait des reliques Tang à un yuan... Mais je ne pouvais pas les acheter parce qu'ils avaient plus de 100 ans d'âge. Il y avait un petit vase pas très vieux, je l'ai acheté. Je l'ai toujours. Je suis restée 2 ou 3 heures dans le magasin, le temps que la foule soit dispersée et qu'il fasse nuit. »

Toute une histoire...

L'idée de Marianne Bastid-Bruguière en venant en Chine était d'étudier le chinois et l'histoire politique de la Chine de l'entre-deux guerres. À 24 ans, elle ne s'imaginait pas que ce serait le parcours du combattant pour avoir accès aux archives, aux bibliothèques et aux cours de la faculté d'histoire : « Quand je suis arrivée : désespoir. Les gens de l'université de Beijing m'ont dit ''vous êtes ici pour enseigner le français, pas pour étudier l'histoire...'' Au début, on m'a fait des banquets pour m'amadouer. Au bout de quatre mois, on m'a autorisée à avoir un cours de chinois par semaine. Mais c'était du chinois basique, j'avais aussi besoin d'apprendre le chinois classique pour pouvoir travailler sur les textes anciens. »

Elle ne lâche pas l'affaire et continue à insister pour avoir des cours d'histoire ou au moins un tuteur : « J'ai téléphoné à un professeur de la faculté d'histoire, Zhang Zhilian, qui avait été l'ami d'amis français. Il est venu me voir secrètement. Je lui ai expliqué mes problèmes. C'est lui qui est intervenu auprès de Jian Bozan, le doyen de la faculté d'histoire, pour que j'aie l'autorisation d'aller suivre les cours de Shao Xunzheng. »

L'université n'a plus fait opposition. M. Shao était lui aussi allé en France et il a accepté assez volontiers d'être son tuteur. C'est donc au bout de six mois seulement qu'elle a pu faire de l'histoire. « Après le cours, je pouvais poser des questions, et il a même arrangé que j'aille le voir une fois par semaine. Je me suis rendu compte qu'il était très content. Il pouvait faire des recherches et des travaux sur des choses dont il n'avait plus le droit de discuter ni d'étudier. Donc c'était comme une bouffée d'air pour lui. Il y avait des sujets qui l'intéressaient et c'est lui qui m'a conseillée sur le sujet précis de ma thèse. C'était sur Zhang Jian. Mais comme je n'étais pas professeur, je n'avais pas le droit d'emprunter des livres. Shao Xunzheng m'en a prêtés. J'ai donc étudié la réforme de l'éducation à la fin des Qing. Je me suis rendu compte que finalement, ce sujet était en fait intimement lié à la transformation politique de la Chine que je voulais étudier, même si au départ, je n'étais pas ravie de faire de l'histoire de l'enseignement... »

Malheureusement, en novembre 1965, son professeur est envoyé à la campagne. Celui-ci la confie alors à Chen Qinghua : « Un diabétique et membre du Parti qu'on ne pouvait pas expédier à la campagne, présente-t-elle en riant, mais c'était quelqu'un de très charmant et jeune. C'était intéressant pour moi de voir ses réactions. Finalement, lui aussi était très content de pouvoir faire autre chose que l'histoire du Parti. L'histoire telle qu'on la faisait à l'époque, ça le rasait. Mais pouvoir faire de la vraie histoire sur des vrais matériaux en racontant des tas d'anecdotes, ça, il était ravi. »

Puis c'est le départ en 1966 et le décollage pour Marianne Bastid-Bruguière, qui rentre au CNRS la même année, à défaut de rentrer en Chine qui avait commencé à fermer ses portes. Elle deviendra par la suite la sinologue et historienne de la Chine contemporaine que l'on connaît aujourd'hui.

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