Les fleurs d'acacias se mangent !
Après une nuit plus que courte, puisque je n'ai dormi que deux heures, je fus réveillé par mon grand-frère chinois Léo qui avait lui-même été réveillé par notre amie qui lui avait envoyé un message. Elle et ses parents partaient de la maison pour le rendez-vous que nous nous étions fixes à six heures trente du matin. Nous partions pour une excursion cueillette et pêche dans les montagnes du sud de Jinan.
Branle-bas de combat donc, comme presque à chaque fois que nous avons rendez-vous avec cette amie qui sait que nous aimons dormir et fais exprès de nous couper dans nos rêves... Elle nous téléphone toujours à la dernière minute, pour nous laisser juste le temps qu'il faut pour nous habiller, nous laver et la rejoindre au point de rendez-vous. Dictateur de notre temps.
Dans un brouillard céphalique très épais, je me preparais pour une longue journée à l'air libre, loin de la pollution du centre-ville, dans un endroit où on peut entendre des oiseaux, et prendre son temps.
Au moment même où nous descendions du taxi devant le portail du rendez-vous, la voiture du père de notre amie arrive, tout était bien calculé, même si à six heures trente, ils ont quand même été pris dans les bouchons sur la route.
La maman nous passa les sandwichs qu'elle avait pris soin d'acheter pour notre petit déjeuner en partant, et nous démarrons la journée. Je n'avais pas les yeux en face des trous et j'avais cette impression désagréable d'avoir les paupières gonflées et piquantes...
Nous roulâmes une petite heure dans l'air frais du mois de mai, puis entrâmes dans les montagnes. Il y faisait frais, et là où les arbres étaient presque tous en fleurs ou bien ne l'étaient plus depuis une semaine, ici les bourgeons étaient à peine éclos. Les restaurants le long de la rivière dans la vallée étaient vides à une heure si matinale, mais encore fumants de la soirée d'hier où il fallut plus de quatre heures aux personnes parties en vadrouille dans les montagnes pour rentrer en ville tant les voitures étaient nombreuses.
Nous arrivâmes à une sorte d'écomusée découverte de la vie sauvage et campagnarde, une espèce de parc d'arbres fruitiers au centre duquel on trouvait des jardins ouvriers, des restaurants barbecue, des parcours sportifs, un tennis, un camping et une espèce de petit village vacances... Le tout, au creux d'une montagne baptisée d'un nom rêveur : "la montagne où l'on écoute les sources"... Entrés sans payer de billets après que le père de notre amie ait un peu parlementé avec le gardien qui venait d'ouvrir, nous fîmes un tour du propriétaire. Le parc était assez glauque, parce que vide et surtout à cause de la lueur pâle du petit matin, il n'était pas encore huit heures.
Avec notre amie, nous nous exerçâmes sur les parcours sportifs : pont suspendus, pont de singe, rondins de bois puis commençâmes l'ascension de la montagne, pas plus de cent mètres d'altitude, mais dès le matin, cela suffit pour vous donner le mal d'altitude... Tout le flanc de la montagne était couvert de noyers, pins et autres arbres avec en grande majorité des acacias blancs, pas encore en fleurs pour la plupart. Léo m'attrapa une branche en fleur qu'il détacha et me tendit en me disant :"tiens goûte !", j'avais déjà lu que les chinois aiment manger des pétales de rose et que les fleurs de capucines peuvent se manger en salade, mais manger des fleurs d'acacia pas encore... Je restais dubitatif et l'enjoignais à manger d'abord au cas où, après tout, l'empereur avait bien son goûteur... Il dévora un bouquet entier en s'exclamant la bouche pleine :", Hum... elles sont sucrées !". Je goûtais à mon tour, et c'est vrai qu'en dehors du goût d'herbe qui s'en dégageait, les fleurs d'acacia étaient tendrement sucrées.
La tante de notre amie, de la partie elle aussi, braillante comme toujours, une femme typique de Jinan, qui parle avec cet accent tordu du patois de Jinan, un peu rocailleux et sévère nous faisait participer à sa chasse aux fleurs de sophora en criant sur son mari pour qu'il lui attrape la branche sur laquelle elle avait vu une grappe blanche ouverte... Les fleurs d'acacia ressemblent à des fleurs de glycine, moins nombreuses, mais de même taille et similaires dans la forme. Excitée par ses découvertes successives et surtout excessives, elle nous expliquait, comme pour justifier son affolement à chaque trouvaille, que ces fleurs peuvent se faire en friture et en gâteau et qu'elle avait l'intention d'en ramener suffisament pour qu'on puisse en manger ce midi et rentrer faire des gateaux chez elle.
Nous montions donc les escaliers sur la montagne dans les chants d'oiseaux et les piaillements intermittents de la tante de notre amie. Je montais les escaliers en granit rose qui me firent penser au chemin des douaniers vers Perroz-Guirec, zigzaguant sur le côté de la montagne sous les sophoras devant les autres avec sa fille, peut-être pour échapper au vacarme floriphile de sa mère... Mais contaminé par son obsession pour les fleurs, nous étions tous les deux sur le qui-vive tout le long du chemin et comme presque dégoutés que toutes les fleurs ouvertes se trouvassent de l'autre côté du grillage qui délimitait le chemin. Une espèce de barbelé très épais qui immanquablement me fit penser au barbelé qui délimite la Corée du nord...
Arrivé presque au sommet de la montagne, nous fîmes un arrêt pour attendre nos floriphiles et leurs "coolies" Léo et notre amie qui semblaient compter "acaciette" dans un très joli pavillon avec une vue donnant sur toute la vallée et les montagnes alentours. Se poster là au frais du vent de la montagne, les après-midi suffocants d'été avec une tasse de thé doit être un délice.
Peu après, la mère est arrivée, fière de sa récolte qui ne faisait que commencer, et m'a expliqué encore une fois tout ce que l'on pouvait faire avec ses fleurs là... Son mari quant à lui, très cultivé et très calme contrairement à elle me parlait de Jinan et de la préservation des sites typiques de la vieille ville. Le père de notre amie lui, un peu goguenard, rigolait de l'obsession de sa belle-soeur pour ce qu'on pourrait appeler son "or blanc".
Après une petite pause, nous continuâmes notre ascension le long du barbelé, le père de notre amie trouvait amusant d'avoir l'impression d'être des réfugiés en train de chercher un passage à la frontière. Arrivé au sommet de la montagne, nous trouvâmes enfin une faille et nous nous faufilâmes entre les fils pour aller faire la cueillette des sophoras en dehors du parc. Chacun avec son petit sac plastique noir sur le bras, dans les épines qui m'ont fait penser à ses couronnes que portent parfois les Christs les plus pathétiques. Avec Léo, nous nous occupions de récolter la partie en bas de la faille, et les autres s'occupaient du haut. Je sortis mon coupe-ongle porte-clef pour couper avec plus de facilité les grappes de sophora et je fis remarquer à Léo que faire la cueillette des sophoras ressemblait étrangement à la vendange du raisin.
Au bout d’un moment, peut-être fatiguées par leur travail acharné, les deux mamans se sont muées en contremaîtres, et ont commencé à nous montrer où étaient les plus jolies fleurs.
Il était seulement neuf heures, et nous avions déjà rempli quatre sac plastique de fleurs. La tante de notre amie souffla : « bon, bah on n’a pas mal travaillé, heureusement parce que j’avais promis aux voisins de leur ramener des fleurs, mais si on en avait pas trouvé ça aurait été embetant... »
Avec le père de notre amie on était deja loin devant quand ils étaient encore à parler des fleurs de sophora. En descendant les escaliers, je lui dis que cela faisait trois jours que nous passions nos journées a monter des montagnes... L’avant veille, une montagne a Changqing, à l’ouest de Jinan, dans le campus universitaire. La veille, la montagne des Mille Bouddhas où nous avions fait des offrandes. Le père de notre amie me demanda alors si nous avions vu le vieux moine de la montagne. Je lui dis qu’effectivement j’en avais vu un dans les temples, avec une longue barbichette comme les chèvres d’alpages... Celui dont il parlait etait gros et sans barbe... A ce moment-là, le père de notre amie m’a raconté des histoires de sorcellerie, de magie un peu mystiques. La Chine, ce n’est pas le pays du daoisme et du bouddhisme pour rien. Ils ont tout ce qu'il faut de voyantes, sorciers, mages...
D’après ses dires et ceux de Léo, beaucoup de moines ont des facultés un peu ésotériques qu’ils entrainent par la pratique de la méditation, du culte du Bouddha, et lorsque la science est à bout, ils se servent de ces techniques pour soigner les gens. Quand il était petit, Léo fut effrayé par un inconnu dans une école en ruine de son village. Pendant trois semaines, il fut presque pétrifié, incapable de dormir tout seul, de sortir la nuit, il avait de la fièvre en permanence. Une autre fois, il fut effrayé par un serpent, et la partie gauche de son visage fut complètement bloquée pendant une semaine. En Chine, ce genre de rencontre peut se relier à la vision d’un esprit frappeur ou de ce qu’ils appellent un gui, un mauvais esprit. Le seul moyen de le faire disparaître, c’est de faire venir un sorcier, qui va faire des cérémonies, comme brûler de la fausse monnaie, dire des prières pendant que la personne dort... Léo a été soigné par ce que l’on appelerait "une sorcière", qui lui a fait brûler du papier devant un chat de chiffon, dire des prières, s’agenouiller devant des autels.
Le père de notre amie m’a dit avoir assisté à une séance d'exorcisme. Dans la province du Hebei, chez un ami à lui, l’épouse de celui-ci, tous les soirs devenait folle et semblait pouvoir par télépathie ou par quelque autre moyen un peu mystérieux entendre ce qui se disait dans la maison de sa belle-soeur de l’autre côté du village. D’après le récit de monsieur Liu, la femme n’était pas très forte, mais dès qu’elle commencait à devenir folle, sa force décuplait et quatre hommes n’étaient pas de trop pour la retenir de sortir, ou de casser des objets dans la maison. En plus, elle parlait avec la voix de la personne qu’elle voyait dans son rêve, c’est-à-dire sa belle-soeur. Ne sachant plus quoi faire, et peut-être n’ayant pas les moyens de payer un psychiatre, son mari décida d’appeller des moines, des sorciers pour la faire exorciser, mais aucun n’y arriva.
Monsieur Liu fit donc venir le gros moine de la montagne des Mille Bouddhas. Le vieux moine, pas effrayé le moins du monde, lui posa la main sur les yeux, et récita des prières toute la nuit en faisant brûler de l’encens. Le lendemain, tout était fini. Rien de tout ce qu’on voit dans les films américains où ces cérémonies sont rendues effrayantes et sordides. Pour les moines c’est juste un problème "d’aggripement d’un esprit sur un corps" qui n’est pas à lui, il faut lui permettre de partir dans l’autre monde et puis c’est tout.
Moi-même, l’année dernière, j’ai vécu une expérience qu’en Chine on appelle « Le diable qui écrase le corps ». Je n’ose pas dire que cette théorie est réaliste, moi-même quand je ne savais pas ce que ca représentait pour les Chinois pensait que c’etait juste un problème nerveux explicable par la science mais... Alors que je faisais la sieste, je fis un rêve, dans lequel j’entrais dans ma chambre en voyant Léo faire de l’ordinateur devant la fenêtre, cela paraissait extrêmement réel. Puis regardant par la fenêtre, j’apercus un cadavre accroché sur le muret. Un peu effrayé, je m’approchais de la fenêtre et découvrais que ce cadavre était moi... Je me suis soudain souvenu que se voir mort dans un rêve n’est pas une bonne chose, alors je commençais à vouloir me réveiller, mais j’avais l’impression d’être parti très loin et de mettre du temps à revenir. Enfin j’ouvris les yeux, mais impossible de contrôler autre chose, je voulais crier, me lever, je ne pouvais que fixer le plafond, j’avais l’impression d’avoir traversé tout mon corps depuis les jambes jusqu’à la tête pour revenir et d’être enfermé dans la coque de mon corps, comme un capitaine dans un bateau qui ne peut plus le contrôler... Au moment où j’ai pu rebouger, je regardais mes draps, je n’étais pas empêtré dedans, je n’avais pas cette sensation de fourmillement dans les membres quand on s’est endormi sur le bras ou avec les jambes pliées, j’étais allongé sur le dos... L’après-midi même, j’ai raconte cette histoire à Léo et notre amie coréenne, ils étaient tous les deux apeurés... Je ne comprenais pas pourquoi, ce qui m’avait fait peur c’était juste le fait de m’être vu mort et d’avoir eu cette sensation de partir. Eux ils m’ont expliqué qu’en Asie ce phénomène s’appelle avoir le corps écrasé par un diable. Cela n'arrive que quand on est très fatigue, très faible. Les diables profitent de l’occasion pour faire on ne sait quoi avec notre corps... Enfin, moi j’ai vraiment eu l’impression d’y passer...